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Voici un texte écrit à l’occasion d’un atelier d’écriture sur la nouvelle. La première et la dernière phrase étaient imposées…

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Une route de France, noire de goudron frais, des peupliers, deux grands champs gris. Il reste ça et là quelques signes de la saison passée, une grappe de patates ratatinées que les glaneurs ont oubliée, un gros champignon délité par les dernières pluies, et au loin, les coups de feu tardifs d’une journée de chasse. Les signes d’une vie qui s’enfuit. Le vent annonce déjà les grands froids. Il faut se hâter. Elle presse le pas et réprime un gémissement. Ses pieds lui font mal. Ses doigts se crispent sur le col de sa veste, protection dérisoire contre l’air glacé qui s’insinue et lui lèche la peau.

Les peupliers se balancent nonchalamment en contrebas, non loin de l’entrée du village. Elle aperçoit les premières maisons et le clocher de l’église. Elle le sait maintenant, c’est cet endroit qui l’attire, la pousse à avancer d’un pas mécanique. Ces fenêtres jaunes d’une lumière chaude, la fumée aux cheminées, l’atmosphère rassurante du café, les bonnes odeurs d’une boulangerie. C’est là qu’elle doit aller. Comment s’appelle ce village ?

La route amorce un lacet et la vue se dérobe. Dieu qu’elle a mal aux pieds ! La brise rabat ses cheveux dénoués sur son visage et lui arrache quelques larmes. Elle plisse les yeux et le paysage se brouille. Les sillons de terre du champ labouré se croisent et se mélangent en motifs confus. Encore quelques pas vers l’avant. Sa cheville se tord dans un trou du bas-côté. Ses jambes cèdent. Elle roule dans l’herbe humide puis s’immobilise. Un bras planté dans l’eau du fossé, la joue gauche plaquée contre les feuilles d’automne. Un chien aboie dans le lointain puis se tait.

Elle reste là une minute, peut-être deux. La douleur afflue maintenant, comme libérée d’un endroit caché, irradiant d’un point secret vers l’extérieur. Lentement elle relève la tête, ôte la main du cloaque et se recule, s’assied au bord de la route. Elle n’a pas de chaussures. Ses pieds sont écorchés. Elle fixe ses doigts puis les essuie dans l’herbe d’un geste convulsif. Sous les ongles, dans les plis, aux jointures, un dépôt opaque,  rien à voir avec la boue environnante. Il faut repartir, elle marchera dans l’herbe. L’endroit semble désert et la luminosité baisse déjà. La nuit noire, ici, serait terrifiante. Alors elle se redresse, son corps proteste mais elle tient bon. Bruits de succion. Le bourbier végétal retient ses pas. Elle prend conscience de l’eau qui noie ses orteils et remonte vers les mollets, aspirée par l’étoffe rugueuse de son jean.

Le village apparaît de nouveau, posé dans le creux formé par deux buttes de terre sombre. Image réconfortante d’une fin d’après-midi campagnarde. Mais il est encore si loin. Elle resserre à nouveau le col de sa veste autour de son cou. Elle est peu vêtue dessous, du satin, à même la peau, un collier de perles. Celui-là, elle ne l’aime pas, elle a oublié pourquoi. Son pantalon est mal assorti, comme passé à la hâte. Et ces chaussures qu’elle n’a même pas le temps d’enfiler. Un bouton arraché glisse et tinte contre le parquet.

Le sang sur ses mains surtout l’obsède. Du sang. C’est bien de ça qu’il s’agit. Tout en marchant elle se tâte. Elle a mal, c’est vrai, mais hormis quelques coupures, ne se trouve pas de blessure évidente. A qui est ce sang ? Elle aimerait l’enlever, le frotte sur son jean mais il colle, il poisse, il s’agglutine. Elle est si sale. Les larmes coulent maintenant sans retenue sur son visage rougi par le froid.

Les maisons là-bas ont l’air paisible. Son regard s’y accroche. Les toits de tuile grise et les jardins bien entretenus, les haies disciplinées, taillées au cordeau. Elle voit la façade terre de sienne, un peu rugueuse, à l’aspect résolument moderne, qui tranche avec les briques alentour. La porte s’ouvre violemment, heurte l’énorme pot de grès débordant de fleurs de cimetière maintenant que les beaux jours sont passés. Des cris rageurs retentissent. Le gravier crisse sous les pas, un bruit presque métallique. Une portière claque. Deux phares jaunes lancent quelques éclairs vers les fenêtres. Il fait encore jour pourtant.

Elle déteste cette heure trouble, entre chien et loup. Passage de l’animal domestiqué à la bête sauvage. Un molosse gronde, les babines retroussées. Elle voit ses crocs, lames brillantes sur fond noir, prêtes à s’enfoncer dans son corps. Elle aperçoit ses yeux durs, couleur fauve. Elle entend un rire et devine un souffle dans son cou. Des relents d’alcool flottent dans l’air.

Elle ne sent plus ses pieds mais l’élancement persiste, plus haut. Il éclate à chaque pas, irradie, se diffuse et se perd dans la chair. Puis éclate à nouveau.

Un bourdonnement derrière elle. Elle se presse, le village toujours en point de mire. Le bruit enfle dans son dos. Elle ne veut pas se retourner. Ce qu’elle sent maintenant, c’est la peur, une peur panique qui lui inonde le dos et lui fait oublier la douleur. Une voiture approche à vive allure. Elle entend les pneus agripper le goudron et projeter de petits cailloux vers les bas-côtés. Les champs n’offrent pas vraiment d’échappatoire. Il faudrait sauter par-dessus le fossé puis patauger dans la terre meuble, aussi piégeuse que des sables mouvants. La voiture lance un bref son de sirène, la double, lui coupe la route et s’arrête brusquement. La portière avant s’ouvre et un homme s’extirpe du véhicule sans gestes brusques. Il lève doucement les mains en signe d’apaisement, comme il le ferait pour approcher un animal blessé.

– Madame B. ? Gendarmerie nationale. Tout va bien. Madame B. ?

Elle peine à comprendre ses paroles, galimatias de sons aux intonations plus ou moins rassurantes. Le gendarme s’approche doucement. Elle recule. Son pied ripe dans l’herbe détrempée.

– Je sais que vous avez été agressée. C’est fini maintenant. Votre mari nous a dit avoir trouvé la porte de votre maison grande ouverte et des traces de lutte un peu partout. Il nous a prévenus. Nous sommes venus vous chercher.

Il esquisse un signe de tête vers l’arrière. La deuxième portière avant s’ouvre à son tour, au ralenti. Une longue silhouette se dresse dans la pénombre et la fixe. Puis une voix s’élève, calme, toute de puissance contenue.

– Ma chérie. C’est moi. Je suis venu te chercher.

Elle aperçoit ses yeux durs, couleur fauve.

Alors elle se souvient. Le soir semble tomber d’un coup, et tout disparaît.

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Que vous aimiez ou pas, n’hésitez pas à me laisser un commentaire ! C’est en écoutant le retour des lecteurs que l’on apprend le mieux…