Voici une histoire mille fois racontée, mais exposée ici d’une manière inédite et avec beaucoup de talent. Un triangle amoureux. Elisabeth est au chevet de son mari mourant, très affectée, non par sa situation immédiate mais parce que celle-ci fait écho aux évènements de sa vie antérieure. Elle a été mariée une première fois, il y a longtemps. Elle a trouvé l’amour et l’a perdu, d’une terrible façon. Elle se souvient…
Le tout se passe au Quebec, dans le courant du XIX siècle, une époque qui a contribué à bâtir le pays d’aujourd’hui. Kamouraska (« Il y a un jonc au bord de l’eau » en algonquin, langue de l’ancien peuple amérindien du même nom) est une seigneurie sur la côte sud du Saint Laurent, au nord de Quebec. Le lieu a existé, existe toujours. D’ailleurs, l’histoire s’inspire de personnages réels, dont les noms ont été subtilement modifiés.
Elisabeth est écrasée sous la pression sociale d’une communauté ne laissant aucune liberté aux femmes, qu’elles soient ou non de bonne famille. « Les liens du mariage, c’est ça. Une grosse corde bien attachée pour s’étouffer ensemble. » Elle se rebelle pourtant, pour son plus grand malheur. Courage d’une époque révolue, étrangement actuelle !
Le récit est un grand flash back, mais n’est pas construit de façon classique. Epuisée à force de veiller son époux malade, l’héroïne s’effondre de fatigue et d’angoisse. Angoisse liée à son passé. Elle sombre dans une semi-conscience et se remémore. Ses souvenirs sont présentés comme un immense cauchemar qu’elle tente d’orienter et de freiner pour retarder la revisite de ce moment brutal où sa vie a basculé. Les images se succèdent dans le désordre, mêlant passé et présent, confondant les lieux et les personnages. La lecture est au premier abord plutôt déroutante. Nous sommes là dans l’univers des émotions et il faut accepter de lâcher prise. Il faut renoncer à maîtriser chaque mot lu et se laisser emporter.
« C’est à cause de la lumière. (…) Ces images monstrueuses, aiguës comme des aiguilles. C’est dans ma tête qu’elles veulent s’installer. Me tourner de côté, ouvrir les yeux. Ne pas leur permettre de prendre racine, les arracher de mes yeux, ainsi qu’on extirpe une poussière. Je n’arrive plus à bouger. Mes paupières sont lourdes. Semblables à du plomb. Ce doit être la poudre du docteur. »
Et lentement l’histoire progresse, un certain suspense s’installe. Les pensées fugaces s’ordonnent en mémoire et reconstituent ce pan de vie gâchée.
Le style d’Anne Hébert est ardu, mais diablement efficace. A la fois poétique et sans concession. Une magnifique découverte !
Difficulté de lecture : ***
Ce livre est pour vous si :
- Vous avez une âme romanesque
- Vous aimez les ambiances d’antan
- Vous n’êtes pas rebuté par les styles diffus
Le petit plus : ce voyage en traineau dans l’hiver canadien, le long des rives du Saint Laurent, les mains glacées et la tête dans la poudreuse !
Le mot inédit : les ouaouarons ! Ce sont les plus grosses grenouilles d’Amérique du Nord. On les appelle aussi grenouilles mugissantes, en raison de leurs cris graves et sonores.
L’auteur : Anne Hébert est un auteur emblématique de la littérature québécoise. Née en 1916, disparue en 2000, elle fut à la fois romancière, poétesse, dramaturge et scénariste. Elle nous a laissé de nombreux romans, dont « Les Fous de Bassan » qui lui ont valu le succès en France, sous forme du prix Femina en 1982.
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Paru aux éditions du Seuil, 1970
ISBN : 978-2-7578-0399-8
246 pages
Prix des libraires en 1971
Littérature québécoise