La boucle est bouclée ! Avec Miroir de nos peines, Pierre Lemaitre achève une trilogie originale retraçant la France entre les deux guerres. De 1918 à 1940, le pays se transforme, fait face à ses démons et souvent, malmène sa population. Dans ce cycle, l’auteur nous livre les fruits d’un immense travail de documentation, savamment romancés et présentés sous forme d’aventures et de personnages passionnants.
Une recette gagnante
Pierre Lemaitre utilise ici la même recette, celle qui a fait le succès du premier tome et prix Goncourt, Au revoir là-haut : quelques arnaques sophistiquées, des histoires d’amour plus ou moins contrariées, une période troublée ne cessant de tourmenter des personnages aussi touchants qu’originaux.
La période, parlons-en. Pierre Lemaitre ne se précipite pas sur les épisodes les plus marquants du XXe siècle, ceux qui s’étalent en gros titres dans tous les livres d’histoire. Non, il recherche les faits oubliés, souvent peu glorieux, qui ont marqué nos ancêtres aussi sûrement que les grandes batailles. Ses livres romancés sont teintés d’une vérité méconnue.
Pour le premier volet, la reconstruction, les gueules cassées, le scandale des monuments aux morts et des cimetières militaires. Dans le deuxième volet (Les couleurs de l’incendie), il s’agit des années folles et de la crise de l’entre-deux-guerres, le tout considéré sous l’angle des femmes d’alors.
Et Miroir de nos peines évoque, quant à lui, cette drôle de guerre souvent négligée par les films ou les ouvrages traitant du deuxième conflit mondial.
L’ambiance est d’autant plus réaliste que l’on vit l’époque à travers les yeux des personnages. Ceux du petit peuple français, dérouté par cette soudaine débâcle, inquiet par la défection des têtes dirigeantes, angoissé par l’absence criante de son armée, paniqué par cette menace sourde et galopante, déferlant de Belgique et des Ardennes, sans que rien ni personne ne puisse l’arrêter, ni même la freiner. Pas un Allemand entre ces pages, si ce n’est quelques soldats cachés dans les panzers ou crachant une mort hurlante aux commandes de leurs stukas. Le spectre de l’invasion et les souvenirs de 14 suffisent à créer la peur et jettent, hagardes, des milliers de personnes sur des routes trop étroites.
« La voiture cahotait lentement dans le flot des fuyards qui était à l’image de ce pays déchiré, abandonné. C’était partout des visages et des visages. Un immense cortège funèbre, pensa Louise, devenu l’accablant miroir de nos peines et de nos défaites. »
Une intrigue captivante
Mais je m’emporte et j’en oublie de vous parler de l’intrigue.
Car Miroir de nos peines est bien loin d’être un documentaire historique. C’est également un roman captivant. Nous retrouvons ici tout le talent de l’auteur en matière de suspense.
De la ligne Maginot au sud de Paris, de l’interminable attente à l’entrée des Allemands dans la capitale, nous suivons quelques Français pris au piège dans le tourbillon de l’exode. Raoul et Gabriel, deux soldats que tout semble opposer ; Louise, pour qui l’aventure commence par une bien étrange anecdote (c’est elle que l’on retrouve un matin, courant nue sur un grand boulevard parisien) ; Jules, truculent patron de restaurant ; Fernand, garde mobile, dont le sens du devoir n’a d’égal que son amour pour sa femme ; Désiré enfin, que je suis bien en peine de définir.
Chacun évolue de son côté, mû par ses propres motivations, tourmenté par son passé ou ses amours déçues, bridé par des contraintes parfois imaginées.
Et ce petit monde semble lentement converger vers un point final ouvrant sur l’avenir tout en closant (oui ce participe présent existe bel et bien, j’ai vérifié) la magnifique trilogie entamée par l’auteur en 2013.
Un style délectable
Je l’ai déjà dit sur ce blog, Pierre Lemaitre maîtrise la belle écriture sans la placer hors de portée. Il est capable d’obtenir un Goncourt en racontant une vraie histoire, pleine de rebondissements et suscitant la convoitise des cinéastes.
Je savoure à chaque lecture ce style à la fois original et accessible, dédaignant les lieux communs pour pousser la langue française vers des voies quelque peu pittoresques. J’apprécie l’humour latent et les libertés prises parfois par un narrateur omniscient. Je jubile devant les descriptions et les réactions de personnages si improbables et pourtant, tellement réalistes.
L’auteur est capable d’émouvoir son lecteur au beau milieu d’une scène cocasse. Et inversement.
Un art maîtrisé.
J’attends maintenant la prochaine trilogie.
Miroir de nos peines est pour vous si :
– Vous aimez l’Histoire vue par ceux qui la subissent ;
– Pour vous, mieux comprendre une époque, c’est aussi dénicher les anecdotes insolites qui la concernent ;
– Vous aimez les fresques émouvantes (qui ne tombent pas pour autant dans la sensiblerie).
Difficulté de lecture : **
Le petit plus : la bibliographie recensant les sources utilisées par l’auteur, et la mention de ses influences littéraires.
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Miroir de nos peines (Pierre Lemaitre)
ISBN : 978-2-226-39207-7
Éditions : Albin Michel
Date de première publication : 2020
537 pages
Littérature française