par Laetitia | Juil 31, 2022 | Lire
Le temps des grêlons est une bizarrerie. Un livre comme je n’en avais encore jamais lu. De quel genre ? Anticipation peut-être. Mais peut-on parler d’anticipation quand l’objet même que vous tenez entre les mains semble vous dire que tout se passe aujourd’hui, au présent ? Tout commence comme une histoire pas très réaliste, aussi simpliste que l’est son personnage principal. Un petit garçon, puis un ado, un jeune adulte « débilou », dont l’intellect paraît figé dans le passé, comme sur une photographie. Olivier Mak-Bouchard, votre livre est un joli tour de force qui, lui non plus, n’en a pas l’air.
Une histoire inédite
Imaginez un monde dans lequel les appareils photo deviennent sélectifs. Du jour au lendemain, les images produites refusent de fixer les êtres humains. Sur les écrans, des paysages, des animaux, mais plus aucun homme. Plus de femmes ni d’enfants.
En bref, les vidéos et les selfies n’existent plus et les albums de vacances deviennent terriblement impersonnels.
Dans ce monde, les dessinateurs reprennent du service, seuls capables de retranscrire une scène ou un portrait autrement que par les mots.
Et voilà le présentateur du journal télévisé figé à l’écran et croqué par une main artiste, dont la réalité n’est attestée que par une voix débitant les nouvelles.
C’est ainsi que débute le livre. C’est cette idée originale qui m’a poussée à l’acheter puis à l’ouvrir. « ça, c’est une histoire jamais racontée. »
Le narrateur s’appelle Peter. Il a une dizaine d’années environ lorsque l’histoire commence. Élevé par sa mère, entouré de ses amis Jean-Jean et Gwendo, il raconte sa vie sur un mode naïf et innocent. Comble de l’ironie, son père décédé était photographe et ses parents tenaient une boutique photo. Quant au chat, il s’appelle Kodak.
Une histoire sur la vanité humaine ?
Plus de selfies, me suis-je dit, voilà qui est intéressant. Le livre traitera sans doute de ce qui pousse les hommes à cette boulimie d’images, de leur frénésie à publier, sur les réseaux sociaux, le reflet trompeur d’une vie plus belle qu’elle ne l’est réellement.
Vanité de l’être humain ?
Besoin d’appartenance ?
Peur de ne pas/plus exister ?
Les chapitres sont émaillés de rappels sur le développement de la photographie, depuis son inventeur, Nicéphone Nièpce, jusqu’aux grandes firmes industrielles qui exploitent cette manne en apparence intarissable.
Une histoire mille fois racontée
Mais l’histoire prend rapidement un tour inattendu que je ne dévoilerai pas ici.
Le passé et le présent s’entremêlent. Et peut-être un peu de futur également.
Page après page, autre chose se révèle. Un scénario vaguement familier qui peu à peu se précise et se déroule inéxorablement.
En réalité, Olivier Mak-Bouchard n’a rien inventé. Il nous présente une histoire mille fois racontée.
Notre futur probable, quelle que soit son apparence, car si souvent rejoué.
Et l’on se dit que l’être humain n’a sans doute pas besoin de la photographie pour faire revivre le passé.
Mon conseil : lisez ce livre jusqu’à sa dernière page, celle où vous croyez trouver les mentions légales. Puis relisez la citation, les notes et la dédicace du début.
Le temps des grêlons est pour vous si :
- Vous ne craignez pas les fausses pistes,
- Vous aimez les ambiances un peu étranges,
- Vous aimez la poésie, avec un soupçon de météorologie et de physique quantique.
Envie d’un autre roman d’anticipation ? Voici Une histoire des abeilles de Maja Lunde ou Dans la forêt de Jean Hegland.
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Le temps des grêlons – Olivier Mak-Bouchard
ISBN : 978-2-37055-318-8
Éditions : Le Tripode
Date de première publication : 2022
350 pages
Littérature française
par Laetitia | Déc 6, 2017 | Lire
Si vous êtes adepte du petit écran, vous aurez sans doute remarqué la multiplication des émissions sur le thème de la survie. « The Island » (l’île), « Koh-Lanta », « Man vs wild » (l’homme contre la nature), et j’en oublie. On confie une célébrité aux bons soins de Mike Horn (grand aventurier !) ou l’on abandonne des gens comme vous et moi sur une île déserte avec, pour mission, de survivre pendant un mois complet. Le fantasme de Robinson est plus que jamais populaire. Que cache donc un tel engouement ? Est-ce l’envie profonde d’un retour à une vie simple, aux racines, aux fondamentaux, ou au contraire la peur de perdre le confort matériel et nos aspirations modernes ? Vous trouverez peut-être des éléments de réponse dans la forêt imaginée par Jean Hegland.
Un futur probable et réaliste
L’auteure nous parle d’un futur à la fois très proche et très probable. Notre civilisation s’est effondrée. Chaque être humain doit assurer sa propre survie. Vous qui n’aimez pas ce genre littéraire, ne fuyez pas trop vite ! Dans ce livre, ni grands cataclysmes, ni invasions de robots. Non. Une situation qui dégénère lentement, entre dégâts climatiques, guerres plus ou moins lointaines et troubles intérieurs. Un peu de tout ce que nous entendons chaque jour dans les actualités. Des événements qui nous sont familiers se conjuguent et s’amplifient pour amener une société à sa perte. Jean Hegland ne nous en dira pas plus sur les raisons du désastre et cela n’est guère utile. Dans son roman, les rares descriptions qu’elle nous en donne suffisent à convaincre le lecteur que cette histoire pourrait devenir la nôtre.
« après des décennies d’avertissements et de prédictions les choses commençaient vraiment à manquer. »
Il s’agit d’une forêt de la Californie du nord, dans laquelle deux sœurs, Nell et Eva se retrouvent subitement orphelines et forcées de s’organiser pour faire face à cette nouvelle situation. Elles habitent une petite maison isolée, située à une cinquantaine de kilomètres de la ville la plus proche. En temps normal, pas de problème, un tour en voiture et hop !, le ravitaillement est assuré. Mais désormais, il n’y a plus d’essence aux pompes, plus d’électricité, plus de téléphone.
Et de toute façon, leur dernière visite vers la ville les a dissuadées d’y retourner. Les coutumes policées se sont évaporées, la loi du plus fort et les rumeurs y règnent en maîtres.
Tout réapprendre
Mais comment faire quand tous les repères ont disparu ? La facilité n’a plus cours, la technologie semble bien vaine et les réserves de nourriture s’amenuisent rapidement. Les jours, les semaines, les anniversaires perdent de leur importance tandis que les saisons prennent tout leur sens. Les contacts humains sont devenus exceptionnels et empreints de méfiance.
A quoi s’accrocher ? Que deviennent les grands projets ? L’une des sœurs rêve d’intégrer la prestigieuse université d’Harvard quand l’autre ne pense qu’à danser et devenir ballerine. Mais Internet et la musique se sont subitement tus. Ne reste que les frémissements de la forêt et le clapotement des pluies d’automne.
Pouvez-vous seulement imaginer votre réaction en pareille situation ? La colère, la peur, l’espoir, l’attente ? Patienter jusqu’à ce que tout redevienne comme avant ? Mais rien ne dit que le courant sera un jour rétabli ni que les voitures reprendront leur colonisation. Il faut alors tout redécouvrir. Plus rien n’est acquis. La moindre chose est à réinventer.
« Je me souviens d’avoir vidé des corbeilles à papier qui auraient tout d’un trésor aujourd’hui. »
Les angoisses se déplacent et se fixent autour de nécessités élémentaires : se chauffer, se nourrir, se protéger. Et lorsque le corps est à l’abri, l’esprit vagabonde, ré-explore les souvenirs, se tourne vers le passé puisque le futur est devenu invisible. Quelles décisions faut-il prendre ? Pourquoi ? Pour quoi ?
« A quoi cela sert-il ? Hormis tenir un peu plus longtemps. »
Lentement, Nell, Eva et le lecteur évoluent. Ils glissent vers un état d’esprit différent, remontent les âges et se connectent à leur nature profonde. L’être humain avant l’ère moderne.
Un roman magnifique qui interroge sur le sens même de la vie.
« C’est incroyable comme l’espoir plane tout près au-dessus du désespoir. »
Difficulté de lecture : **
Dans la forêt de Jean Hegland est pour vous si :
- Vous aimez la nature et l’écologie ;
- Les questions essentielles vous intéressent et vous aimez les gens sages ;
- Vous rêvez d’ « une fugue dissociative », une parenthèse dans le cours d’une vie, ou peut-être dans celui de l’humanité.
Le petit plus : la description extraordinaire de cette forêt californienne, ses séquoias géants, ses plantes et ses herbes, sa faune parfois inattendue. Le langage poétique de l’auteure nous envoûte sans jamais lasser. Son style plonge le lecteur dans une atmosphère fraîche et authentique qui perdure longtemps après la lecture.
Autre petit plus : la réflexion sur les livres et l’écriture, ce qu’ils nous apportent et nous transmettent. Ce qu’ils ne nous disent pas…
Et enfin : il existe une adaptation cinématographique « Into the forest », de Patricia Rozema. Pour avoir visionné la bande annonce et lu quelques critiques, je pense qu’il ne faut pas en attendre la même chose que du roman. La version visuelle se rapproche des histoires post-apocalyptiques classiques : survie, rebondissements, suspense. Un film probablement très réussi quand on aime le genre. Mais qui ne doit surtout pas empêcher de lire le livre et en découvrir toute la profondeur et l’émotion.
Pour une autre réflexion sur l’écologie et les dangers du monde moderne, je vous propose Une histoire des abeilles, de Maja Lunde.
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Dans la forêt – Jean Hegland
Editions Gallmeister, 2017, pour la traduction française
Paru en 1996 pour la première fois, aux USA
ISBN : 978-2-35178-142-5
302 pages
Traduit de l’américain par Josette Chicheportiche
Littérature américaine
par Laetitia | Sep 22, 2017 | Lire
La rentrée littéraire a du bon, en particulier lorsqu’elle nous amène de talentueux auteurs étrangers. Maja Lunde en fait partie et nous le prouve avec ce premier roman, actuel et prenant.
L’auteur se lance avec succès dans un exercice périlleux : nous conter, en parallèle, trois histoires distinctes se déroulant à des époques différentes. Le tout s’entrecroise dans de courts chapitres, sans jamais perturber la lecture. Pas simple, mais admirablement bien mené.
Nous suivons donc William, pseudo-scientifique anglais du XIXe siècle ; Georges, apiculteur américain contemporain ; Tao, mère de famille chinoise vivant en 2098. Chacun a développé un lien étroit avec les abeilles. William les étudie, Georges les exploite, non sans les bichonner, et Tao déplore leur disparition.
« L’humanité évoluait à un rythme effréné, les abeilles ne suivaient plus. Elles disparaissaient. »
Sans nul doute avez-vous déjà croisé ces alarmes lancées régulièrement sur Internet à propos des questions écologiques. Réchauffement climatique, disparition des forêts, destruction des écosystèmes, disparition des abeilles… Peut-être les avez-vous lues, peut-être vous ont-elles inquiété ? Ou bien les oubliez-vous rapidement : après tout, qu’y pouvez-vous ?
Voici un roman qui nous expose la question des abeilles d’une manière simple et compréhensible. Pas de moralisation, rien que des faits. Des hommes et des femmes comme vous et moi, se pliant aux contraintes de leur époque et cherchant à comprendre des phénomènes qui bien souvent les dépassent. C’est glaçant et efficace.
Ce tableau écologique prend en effet les couleurs d’histoires humaines poignantes. Vous aimerez suivre William, Georges et Tao (c’est vrai, parfois quelques longueurs, mais rien qui dissuade de poursuivre la lecture). Ils ont une famille, un métier, des ambitions. Ils ont à cœur de transmettre leurs valeurs et leur savoir, et assurer leur lignée. Ils font des choix, souvent mauvais. Mais ils progressent, tant bien que mal, chahutés par l’évolution de leur environnement.
Grâce à cette structure qui alterne les trois récits, Maja Lunde crée l’attente. On s’attache aux personnages. On craint la suite. Et puis tout s’imbrique, lentement, pour donner une cohérence à l’ensemble. Efficace, vous-disais-je. Oui, c’est le mot.
Difficulté de lecture : *
Ce livre est pour vous si :
- Vous vous sentez concerné par les questions environnementales, sans avoir pour autant l’envie de vous plonger dans de longues lectures scientifiques
- Vous aimez les sujets actuels
- Vous avez déjà observé le manège d’une abeille lorsqu’elle butine de fleur en fleur
Le petit plus : la description du métier d’apiculteur et ses dérives. Je pensais naïvement qu’un apiculteur n’élevait ses abeilles que pour le miel. C’est de moins en moins le cas, notamment aux Etats-Unis, où ce métier semble être devenu une industrie. Et l’industrie est rarement synonyme de bonne nouvelle pour les espèces animales. Ajoutez à cela l’utilisation de pesticides, la monoculture, les excès habituels générés par la consommation de masse, et vous comprendrez mieux les enjeux du livre.
Quelques mots sur l’auteur, jusqu’à ce jour inconnu en France : Maja Lunde est norvégienne, la quarantaine. Elle a écrit des scenarios pour la télé et plusieurs livres pour la jeunesse. « Une histoire des abeilles » est son premier roman pour adultes, déjà best-seller en Norvège et en Allemagne.
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Les Presses de la Cité 2017 pour la traduction française
ISBN : 978-2-258-13508-6
398 pages
Traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon
Littérature norvégienne
par Laetitia | Juin 18, 2017 | Lire
L’Abistan est l’une des pires dictatures religieuses qu’il est possible d’imaginer. Ses dirigeants, les mystérieux Honorables, ont usé de tous les moyens manipulateurs pour transformer leur peuple en bêtes de somme asservies et apathiques. Dans l’unique but, non d’honorer leur Dieu (Yölah) et son « délégué » (Abi), mais bien d’assouvir leur soif de pouvoir et de confort.
« vivre dans un pareil système n’était pas vivre, c’était tourner à vide. »
Ils ont honteusement détourné, déformé, radicalisé une religion préexistante pour en inventer une nouvelle, totalement pensée pour décérébrer les croyants et leur ôter toute velléité de réflexion individuelle, sans même parler de révolte.
« le mal qui s’oppose au mal devient le bien, et le bien est l’expédient parfait pour porter le mal et le justifier. »
Tout y est : la légende fondatrice (2084 en est la date, mais personne ne sait à quoi elle correspond vraiment, il suffit de la vénérer), l’anéantissement de tous les mondes qui ont précédé, l’oubli de l’Histoire, la promesse d’un au-delà paradisiaque, chaque seconde de vie entièrement régentée et dictée par une infinité de règles absurdes, l’éducation remaniée pour ne rien apprendre d’autre que l’esclavage, le lavage de cerveau permanent, la propagande, la guerre sainte et ses kamikazes, la délation, la violence extrême, la terreur.
« Le système touffu des restrictions et des interdits, la propagande, les prêches, les obligations cultuelles, l’enchaînement rapide des cérémonies, les initiatives personnelles à déployer qui comptaient tant dans la notation et l’octroi des privilèges, tout cela additionné avait créé un esprit particulier chez les Abistani, perpétuellement affairés autour d’une cause dont ils ne savaient pas la première lettre. »
Il manque en réalité l’essentiel : aucun message d’amour ou d’apaisement. Cette pseudo-religion n’est utilisée que comme prétexte, ainsi que le faisait Orwell avec le communisme dans « 1984 ». Il s’agit en réalité de pouvoir et de soumission. Ce livre est la parfaite caricature des pratiques dictatoriales les plus infâmes.
Pourtant, en Abistan, un homme se met à douter : Ati est encore loin de la révolte, mais il se pose des questions et cherche à comprendre. Dans cette fable un peu burlesque, l’auteur nous décrit avec humour le cheminement de son personnage, son exploration de ce monde presque mort, sa façon d’entrevoir un ailleurs.
« Il s’était rendu coupable de haute mécréance, un crime par la pensée, il avait rêvé de révolte, de liberté et d’une vie nouvelle au-delà des frontières. »
Bien sûr, dans le contexte actuel et son expansion des fanatismes, le livre résonne comme une alerte. L’avertissement de l’auteur, en contre-pied, en renforce la portée :
« Dormez tranquilles, bonnes gens, tout est parfaitement faux et le reste est sous contrôle. »
C’est pourquoi je retiendrai l’idée qui me parle le plus. En Abistan, la langue officielle et obligatoire est l’abilang. C’est une sorte de dialecte simpliste, dont les mots ne comportent qu’une syllabe, parfois deux, une collection « d’onomatopées et d’exclamations, au demeurant peu fournies », qui empêche « de développer des pensées complexes et d’accéder par ce chemin à des univers supérieurs ».
Il faut maintenir le peuple dans l’ignorance et bloquer la diffusion des pensées, mieux, transformer ces dernières en une bouillie sans consistance et surtout sans danger. Quel meilleur moyen que de réduire le langage et les mots ? Les seuls écrits sont désormais le livre sacré, unique, et les documents administratifs. Terrifiant. Orwell avait décrit le même procédé en inventant la novlangue.
Que faire alors ?
Mon message, à sa modeste échelle, est toujours le même : continuons à lire varié, écrire beaucoup, transmettre passionnément.
Difficulté de lecture : ***
Ce livre est pour vous si :
- Vous voulez lire une version moderne de « 1984 »
- Vous n’avez pas peur des styles touffus
- Vous voulez réfléchir aux grands thèmes du libre arbitre, de la liberté, du Bien et du Mal
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Paru aux éditions Gallimard, 2015
ISBN : 978-2-070149933
288 pages
Grand prix du roman de l’Académie française 2015
Littérature algérienne