Au début des années 2020, notre petit monde humain a cessé de tourner. Chacun s’est figé là où il se trouvait, pour une période bien plus longue qu’espéré. Pendant que la nature se délectait de notre absence, nous n’avons eu d’autre choix que de nous évader sur la toile, ou recourir à la lecture. Et la lecture fait voyager. Je l’ai redécouvert avec ces Carnets du Nil blanc, inspirés par l’histoire vraie de leur auteur, John Hopkins. Baroudeur américain mais néanmoins diplômé de Princeton, ce dernier voyage en Amérique du Sud, en Europe et en Afrique, avant de s’établir pour un temps à Tanger.
Voyage à travers l’Afrique
Les Carnets du Nil blanc retracent le périple entrepris par John et son ami Joe à travers l’Afrique, au début des années 60. Ils sont jeunes, ont un diplôme en poche et veulent découvrir le monde plutôt que de s’établir aux États-Unis et d’adopter la vie toute tracée que leurs études leur ont promis.
Et puisque leur idée du voyage est teintée d’aventure, pourquoi ne pas corser un peu le défi ? Les deux compagnons décident de remonter le Nil à moto, engin qu’ils baptisent « Nil blanc » pour l’occasion. Les choses sérieuses commencent en Italie, d’où ils rejoignent la Silice puis la Tunisie. Traversée du désert libyen puis arrivée en Égypte. Ensuite, cap au sud vers le Soudan, l’Ouganda et le Kenya. Les paysages défilent et le lecteur fait le plein d’exotisme.
« Ici résident les mystères les plus profonds de l’humanité. »
À l’époque, les règles sont différentes. Si vous êtes américain, élevé dans un milieu puritain, vous n’êtes pas autorisé à embrasser une jeune fille dans la rue, mais vous pouvez acheter une moto et partir sur les routes sans trop vous soucier de sécurité. Vous pouvez traverser les frontières et flirter avec les dangers qu’offre un continent aussi mystérieux que l’Afrique. Vous pouvez vous retrouver seul, au milieu d’un champ d’artichauts, au pied d’anciens temples grecs, sans aucune silhouette éclairée par la lumière bleue d’un smartphone pour vous gâcher la vue. Existe-t-il encore de tels espaces de découverte aujourd’hui ?
Voyage à travers les cultures
À mesure qu’il progresse, l’auteur s’ouvre l’esprit. Il expérimente le choc des cultures, celui que l’on n’apprend dans aucune université, fut-elle l’une des plus prestigieuses des États-Unis.
Le Nil blanc, vaillante moto, attise la curiosité et aide à créer quelques liens. Et les discussions vont bon train.
« Nous avons parlé des États-Unis et de la Lybie : un pauvre état musulman et un riche pays chrétien avaient énormément à apprendre l’un de l’autre. »
Les quelques occidentaux croisés lors du périple s’avèrent plutôt décevants. Mais d’autres rencontres stimulent l’intellect.
« Si Dieu est vivant quelque part sur cette terre, Il vit dans le cœur des Africains, des Sud-Américains, et de tous les autres individus qui habitent dans des endroits soi-disant oubliés de Dieu et qualifiés, avec suffisance, de tiers-monde. »
Les charmes de l’Afrique (crédit photo Nel_Botha-NZ, Pixabay)
Voyage à remonter le temps
Le voyage n’est pas seulement géographique ou culturel. John Hopkins s’imprègne de littérature, à laquelle l’initie son compagnon de route. Les deux hommes suivent les traces des grands écrivains et découvrent l’histoire antique ou plus moderne des pays traversés. De Rome à la crise de Bizerte. Des héros légendaires aux hommes plus controversés du XXe siècle.
« Tout le monde est venu ici. Ulysse, Hannibal, les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français, Rommel, Montgomery. »
« Ici le temps s’est arrêté il y a longtemps. »
Les Carnets du Nil blanc offrent enfin une plongée fort instructive dans les années 60. Ils évoquent pêle-mêle crise de Cuba, décolonisation, course à l’espace ou guerre froide. Si vous décidez de les lire, je ne saurai trop vous conseiller de le faire avec Internet à portée de main.
Voyage à remonter la vie
J’allais presque oublier l’objectif même du voyage. Pour le John Hopkins d’alors, tout est possible. Il s’est affranchi de toute contrainte, au grand dam de sa famille. Tous les chemins s’ouvrent devant lui et il peut décider de lire ou d’écrire, de gérer une plantation de café, de courir au-devant de l’aventure. Tous les détours semblent bons plutôt que de suivre l’allée rectiligne des conventions, mariage, maison, travail bien payé.
« J’ai l’intention de continuer mes explorations jusqu’à ce que je trouve ce à quoi je suis destiné. Peu importe que j’y parvienne rapidement ou tardivement ; l’intérêt, c’est de ne pas lâcher l’affaire. »
Peut-être ces carnets vous offriront-ils un voyage dans le temps de votre propre vie ? Que faisiez-vous au même âge ? Que ne faisiez-vous pas ? Quels choix avez-vous dédaignés ? Exploration de vies parallèles, que vous auriez pu mener.
Des traversées de déserts mortels aux accrochages avec les milices locales, de l’inconfort des trajets en bateau à l’angoisse des fièvres mystérieuses, les deux amis trouveront-ils en Afrique ce qu’ils souhaitent faire de leur vie ?
Les Carnets du Nil blanc sont pour vous si :
Vous aimez l’histoire et la littérature ;
Vous voulez voyager ;
Vous aimez changer de perspective. Mais n’est-ce pas la redite du point précédent ?
Le petit plus : la photo de John et Joe, accompagnés du valeureux Nil blanc.
La boucle est bouclée ! Avec Miroir de nos peines, Pierre Lemaitre achève une trilogie originale retraçant la France entre les deux guerres. De 1918 à 1940, le pays se transforme, fait face à ses démons et souvent, malmène sa population. Dans ce cycle, l’auteur nous livre les fruits d’un immense travail de documentation, savamment romancés et présentés sous forme d’aventures et de personnages passionnants.
Une recette gagnante
Pierre Lemaitre utilise ici la même recette, celle qui a fait le succès du premier tome et prix Goncourt, Au revoir là-haut : quelques arnaques sophistiquées, des histoires d’amour plus ou moins contrariées, une période troublée ne cessant de tourmenter des personnages aussi touchants qu’originaux.
La période, parlons-en. Pierre Lemaitre ne se précipite pas sur les épisodes les plus marquants du XXe siècle, ceux qui s’étalent en gros titres dans tous les livres d’histoire. Non, il recherche les faits oubliés, souvent peu glorieux, qui ont marqué nos ancêtres aussi sûrement que les grandes batailles. Ses livres romancés sont teintés d’une vérité méconnue.
Pour le premier volet, la reconstruction, les gueules cassées, le scandale des monuments aux morts et des cimetières militaires. Dans le deuxième volet (Les couleurs de l’incendie), il s’agit des années folles et de la crise de l’entre-deux-guerres, le tout considéré sous l’angle des femmes d’alors.
Et Miroir de nos peines évoque, quant à lui, cette drôle de guerre souvent négligée par les films ou les ouvrages traitant du deuxième conflit mondial.
L’ambiance est d’autant plus réaliste que l’on vit l’époque à travers les yeux des personnages. Ceux du petit peuple français, dérouté par cette soudaine débâcle, inquiet par la défection des têtes dirigeantes, angoissé par l’absence criante de son armée, paniqué par cette menace sourde et galopante, déferlant de Belgique et des Ardennes, sans que rien ni personne ne puisse l’arrêter, ni même la freiner. Pas un Allemand entre ces pages, si ce n’est quelques soldats cachés dans les panzers ou crachant une mort hurlante aux commandes de leurs stukas. Le spectre de l’invasion et les souvenirs de 14 suffisent à créer la peur et jettent, hagardes, des milliers de personnes sur des routes trop étroites.
« La voiture cahotait lentement dans le flot des fuyards qui était à l’image de ce pays déchiré, abandonné. C’était partout des visages et des visages. Un immense cortège funèbre, pensa Louise, devenu l’accablant miroir de nos peines et de nos défaites. »
Une intrigue captivante
Mais je m’emporte et j’en oublie de vous parler de l’intrigue.
Car Miroir de nos peines est bien loin d’être un documentaire historique. C’est également un roman captivant. Nous retrouvons ici tout le talent de l’auteur en matière de suspense.
De la ligne Maginot au sud de Paris, de l’interminable attente à l’entrée des Allemands dans la capitale, nous suivons quelques Français pris au piège dans le tourbillon de l’exode. Raoul et Gabriel, deux soldats que tout semble opposer ; Louise, pour qui l’aventure commence par une bien étrange anecdote (c’est elle que l’on retrouve un matin, courant nue sur un grand boulevard parisien) ; Jules, truculent patron de restaurant ; Fernand, garde mobile, dont le sens du devoir n’a d’égal que son amour pour sa femme ; Désiré enfin, que je suis bien en peine de définir.
L’exode de 1940
Chacun évolue de son côté, mû par ses propres motivations, tourmenté par son passé ou ses amours déçues, bridé par des contraintes parfois imaginées.
Et ce petit monde semble lentement converger vers un point final ouvrant sur l’avenir tout en closant (oui ce participe présent existe bel et bien, j’ai vérifié) la magnifique trilogie entamée par l’auteur en 2013.
Un style délectable
Je l’ai déjà dit sur ce blog, Pierre Lemaitre maîtrise la belle écriture sans la placer hors de portée. Il est capable d’obtenir un Goncourt en racontant une vraie histoire, pleine de rebondissements et suscitant la convoitise des cinéastes.
Je savoure à chaque lecture ce style à la fois original et accessible, dédaignant les lieux communs pour pousser la langue française vers des voies quelque peu pittoresques. J’apprécie l’humour latent et les libertés prises parfois par un narrateur omniscient. Je jubile devant les descriptions et les réactions de personnages si improbables et pourtant, tellement réalistes.
L’auteur est capable d’émouvoir son lecteur au beau milieu d’une scène cocasse. Et inversement.
Un art maîtrisé.
J’attends maintenant la prochaine trilogie.
Miroir de nos peines est pour vous si :
– Vous aimez l’Histoire vue par ceux qui la subissent ;
– Pour vous, mieux comprendre une époque, c’est aussi dénicher les anecdotes insolites qui la concernent ;
– Vous aimez les fresques émouvantes (qui ne tombent pas pour autant dans la sensiblerie).
Difficulté de lecture : **
Le petit plus : la bibliographie recensant les sources utilisées par l’auteur, et la mention de ses influences littéraires.
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Miroir de nos peines (Pierre Lemaitre)
ISBN : 978-2-226-39207-7
Éditions : Albin Michel
Date de première publication : 2020
537 pages
Littérature française
La guerre d’Algérie, ça évoque quoi, pour vous ? Pour moi, c’est la double page d’un livre d’histoire ; un chapitre que je détestais car empli de destructions, celui de la décolonisation ; un mélange de ressentiment et de culpabilité chez ceux qui, d’une manière quelconque, y ont été liés. Ce sont quelques anecdotes racontées par l’un des membres de ma famille, à propos d’un conflit auquel il n’a pas vraiment pris part mais qu’il a suffisamment approché pour y perdre des amis. La guerre d’Algérie n’était pas un sujet qui m’intéressait, trop de confusion et de mots oppressants, Harkis, Pieds noirs, FLN, OAS. Trop de cailloux, pensais-je, dans un pays brûlé par la haine. Et puis j’ai lu L’art de perdre, cette épopée magnifique écrite par Alice Zeniter.
Guerre d’Algérie : une logique absurde
Il suffisait finalement de m’y pencher pour que les pièces de ce sombre puzzle s’assemblent en un vernis fragile. Je ne prétends pas avoir compris cette guerre (est-ce seulement possible ?) grâce à L’art de perdre, mais au moins m’aura-t-il donné quelques repères.
C’est là toute la magie des romans que l’on dit historiques : vous apprenez, mine de rien, en suivant quelques personnages aussi emblématiques qu’imaginaires. Du moins croit-on qu’ils le sont.
Il s’agit ici de Naïma, une Française d’origine kabyle, que la vie fait s’interroger sur ses origines. Elle est fille de Harki, mais ni son père ni ses grands-parents ne peuvent ou ne veulent lui expliquer la tragédie que recouvre ce terme. Alors elle cherche à comprendre. Le livre regroupe l’histoire de trois générations.
Ali est le grand-père. Il vit dans les montagnes de l’Algérie française, respecte les traditions et croit dur comme fer que les destins sont écrits avant même d’être vécus.
« Il faut être fou pour s’opposer au torrent. » Mektoub. La vie est faite de fatalités irréversibles et non d’actes historiques révocables.
C’est peut-être pour cette raison qu’il voit se déployer la guerre d’Algérie sans se sentir porté par un quelconque idéalisme, dans un sens comme dans un autre. Si tout est écrit, que peut-il y faire ? Autant rechercher la solution la meilleure, la moins dommageable pour sa famille et lui. Autant garder sa liberté de vivre comme bon lui semble.
Il observe les manipulations du FLN et celles de l’armée française. Il les voit se rendre coup pour coup la même cruauté, sans limite. Lorsqu’il est confronté au cadavre d’un vétéran algérien de la 1ère guerre mondiale, il se tourne finalement vers la caserne française. Mauvaise pioche puisque, finalement, l’indépendance est déclarée en 1962, après 8 ans de guerre.
Ali fuit le pays avec tant d’autres Harkis, ceux que l’on considère comme des traîtres à abattre ou à dépouiller, parce qu’ils ont fait le mauvais choix.
Illustration de Beni Yenni, invasion de la Kabylie par l’armée française. Créée par Gilardin, publiée dans L’Illustration Journal Universel, Paris, 1857
Le choc des opposés
France et Algérie s’affrontent pendant 500 pages, 50 ans, et bien plus encore. Les deux cultures sont à ce point différentes que cela en devient risible. Même Ali qui les choisit ne comprend pas les Français. Bien loin de là.
Un exemple cocasse : quelle est donc cette manie qu’ont les Occidentaux de tout compter. Ils ont décrété qu’Ali venait « des 7 crêtes ». Comment donc peut-on venir de 7 crêtes à la fois ? Ali ignore leur nombre. Il sait qu’il vient de son village, et cela lui suffit.
Un autre exemple, plus lourd d’incompréhension, la place des femmes. Éternel débat cristallisant toute l’incompatibilité entre deux façons de voir le monde et les relations humaines.
Le racisme, la haine, la peur de la différence, la simple méfiance, parfois la curiosité s’étendent comme un fil rouge tout au long du livre. Si ces deux peuples ont un point commun, c’est bien là qu’il réside.
Et je me suis posé quelques questions triviales et sans réponse au cours de la lecture : au-delà des raisons évidentes ayant conduit à la guerre, comment deux pays aussi opposés pourraient-ils finir par s’entendre ? Par quel miracle anéantir l’envie d’anéantir ce qui ne nous ressemble pas ? Comment « bâtir des ponts plutôt que des murs » ?
L’art de perdre une identité qui n’est pas la sienne ?
Ali, le « mauvais » Algérien ne trouve pas sa place en France et se languit du pays. Hamid, son fils, a grandi en France mais n’est pas vraiment français, même s’il ne veut plus entendre parler de l’Algérie. Naïma, la petite-fille française à jamais « d’origine algérienne », ne connaît rien à ce pays lointain et se demande si quoi que ce soit l’y attache encore.
La quête d’identité, c’est là le grand sujet du roman. Un pays que l’on n’a pas connu peut-il nous définir parce que nos parents en sont issus ? Quelle influence notre passé peut-il, doit-il avoir sur notre présent ?
Naïma prend le bateau pour Alger dans l’espoir de trouver quelques réponses.
« Ce qui l’effraie, c’est de poser les pieds dans un endroit que sa famille a figé dans ses souvenirs depuis 1962 et, par cet acte, de le ramener brutalement, bruyamment dans l’existence. »
Et peut-être l’auteure a-t-elle été Naïma, à la recherche de l’Algérie de ces ancêtres, avant de s’autoriser à se sentir pleinement Alice Zeniter et de continuer sa route.
Illustration de la colline Tirourda, Kabylie, Algérie. Créée par Duhousset, publiée dans Le Tour Du Monde, Paris, 1867
L’art de perdre est pour vous si :
Comme moi, vous ne connaissez rien à la guerre d’Algérie ;
Vous aimez les fresques s’étalant sur plusieurs générations ;
Mais surtout celles qui évoquent l’évolution d’une société via la description d’une histoire familiale.
Difficulté de lecture : **
Le petit plus :le style d’Alice Zeniter, une belle écriture qui n’a pas besoin de trop en faire. Elle parvient à se glisser dans la tête d’un montagnard kabyle avec beaucoup de crédibilité et, semble-t-il, d’objectivité. L’art de perdre est un livre qui développe l’empathie.
Avec ces Couleurs de l’incendie, Pierre Lemaitre tente un exercice littéraire difficile. Écrire le deuxième tome d’une trilogie me semble déjà être un défi de taille : il s’agit d’offrir une certaine continuité avec ce qui précède, sans jamais lasser ni décevoir le lecteur. Mais lorsque le premier tome, en l’occurrence Au Revoir là-haut, a décroché rien de moins que le prix Goncourt, la tentative devient franchement périlleuse. Le pari est-il réussi ?
De folles années
Le premier opus évoquait les multiples formes du traumatisme causé par la première guerre mondiale. Le conflit, traité sous un angle insolite. Avec les Couleurs de l’incendie, nous plongeons dans la suite de l’Histoire. Un épisode souvent survolé par les livres scolaires, éclipsé par deux périodes majeures et terrifiantes du XXe siècle.
Que savons-nous des années 20 et du début de la décennie suivante ? On sourit en pensant à la mode et à la musique, aux cabarets, aux robes à franges, aux porte-cigarettes. On hausse les épaules devant la frénésie boursière et les pendus de l’après jeudi noir. Et on fronce les sourcils en entendant la rumeur nazie dont le grondement sourd ne cesse de croître.
Il y a un peu de tout cela dans le roman de Pierre Lemaitre. Mais il y a surtout bien plus que cela. L’auteur y suit Madeleine Péricourt, héritière d’un empire bancaire qu’il lui faut gérer alors qu’elle n’y connaît rien et que son jeune fils souffre physiquement et psychologiquement. Elle est heureusement entourée d’hommes bienveillants et désintéressés qui ne pensent qu’à son bonheur. Enfin, presque. Enfin, pas vraiment.
« Le facteur commun à tous ces sujets était évidemment l’argent. La politique disait s’il serait possible d’en gagner, l’économie, combien on pourrait en gagner, l’industrie, de quelle manière on pourrait le faire, et les femmes, de quelle façon on pourrait le dépenser. »
Ce sont donc les histoires de femmes de l’époque que nous conte Pierre Lemaitre dans les Couleurs de l’incendie. Elles ont été malmenées par la guerre, elles le sont encore lorsque les hommes reviennent des champs de bataille. Mais elles ont de la ressource. Chacune à sa manière use des singularités d’une France perturbée pour trouver sa place et survivre.
Voici l’histoire d’une terrible vengeance pour explorer cette période entre deux cataclysmes, une époque complexe et méconnue qui, dans certaines pages, nous semble étonnamment familière.
« C’était un signe des temps, tout était objet de division, de contestation, de désaccord. »
Le maître des personnages exaspérants
Dans le précédent volet, j’avais déjà été frappée par la manière dont l’auteur crée ses personnages, leur donne une consistance et les fait évoluer sous nos yeux. Son art s’exprime une nouvelle fois dans les Couleurs de l’incendie. On y découvre à nouveau de vrais salauds, aux côtés desquels le Pradelle d’Au revoir là-haut fait mine d’enfant de cœur. Des brutes d’autant plus détestables qu’elles n’en ont pas l’air, qu’elles ne semblent même pas avoir conscience d’être du côté obscur. Elles agissent comme n’importe qui dans son bon droit. Le tout souligné par un humour latent et diablement efficace.
« On aurait dit un inquisiteur du Moyen-Âge. »
Leurs souffre-douleurs quant à eux sont parfois d’une naïveté à la limite du supportable. Quand Pierre Lemaitre brosse un portrait, il pousse le trait jusqu’au bout. Sans jamais tomber dans la caricature. On ne devient pas Goncourt pour rien.
Mais ne croyez pas que tout reste figé à l’infini, sans nuances, le bien d’un côté, le mal de l’autre. Comme dans tous les bons romans, la plupart des protagonistes finissent par changer. L’assurance se transforme en peur, l’ambition en faiblesse, la faiblesse en ambition.
Il arrive même que l’on ait pitié des méchants et l’envie irrépressible de blâmer les victimes. Pierre Lemaitre s’ingénie à utiliser du très noir et du très blanc, à les mélanger tout au long des pages pour aboutir à des couleurs indéfinissables. Celles de l’incendie sans doute.
Les Couleurs de l’incendie est pour vous si :
Vous aimez l’humour subtil ;
Les romans historiques figurent en bonne place dans votre bibliothèque ;
Vous voulez être prêt pour la parution imminente du troisième tome.
Difficulté de lecture : **
Une dernière chose : pour répondre à ma propre question, selon moi, le pari est réussi. Même si Au revoir là-haut reste tout là-haut dans mon propre classement… Vous avez lu les deux romans ? Dites-moi donc ce que vous en avez pensé !
Ce livre faisait partie d’une sélection de la box littéraire Secrets d’Auteurs, qui décidément ne manque jamais un bon roman.
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Couleurs de l’incendie – Pierre Lemaitre Éditions Albin Michel, 2018 ISBN : 978-2-226-39212-1 535 pages Littérature française
J’ai découvert Alexis Jenni grâce à La Conquête des îles de la Terre Ferme, véritable coup de cœur littéraire. Il fallait donc que je lise L’Art français de la guerre, roman primé et salué par la critique, lauréat du Goncourt en 2011. En l’ouvrant pour la première fois, je n’en savais rien d’autre que le titre. J’ignorais qu’il évoquait l’histoire d’un homme, Victorien Salagnon, militaire français survivant aux guerres, le second conflit mondial, l’Indochine puis l’Algérie. Une époque que j’ai redécouverte, sous un angle nouveau.
Un style dense et efficace
Le style est magnifique. Il respire le Goncourt. Alexis Jenni réussit ce tour de force qui caractérise les grands auteurs : dire ce que d’autres ont déjà répété, mais d’une manière inédite et touchante.
Inédite car le livre ne comporte pas le moindre cliché. Quiconque s’essaie à l’écriture comprend rapidement à quel point il est difficile d’échapper aux expressions toutes faites et aux métaphores usées jusqu’à la corde. Combien il est ardu d’innover dans l’association des mots sans tomber dans le ridicule. Alexis Jenni y parvient parfaitement. On sent le talent et le travail dans ses lignes.
Touchante parce que ses mots font mouche. Ils résonnent tant ils sont précis. Dans ce roman, il est vrai que l’écriture s’endort parfois dans les redites et les longueurs. Mais à la page suivante, elle revit soudain et se déploie, elle porte les idées mieux que le meilleur des orateurs. Elle a du corps. On lirait (relirait) ce livre rien que pour elle.
Je suis restée admirative et terrifiée par ce passage sur la boue d’Indochine. Et cet autre, sur sa forêt. Je n’en partage pas d’extrait, ce ne serait pas lui rendre hommage.
Si le style est à la fois lent et magnifique, la lecture de l’Art français de la guerre n’en est pas moins épuisante. Chaque ligne porte à réflexion, chaque phrase est susceptible de bouleverser. Ajoutez à cela un sujet grave qui résonne autant dans notre passé que notre présent, et vous comprendrez à quel point l’auteur harasse son lecteur. Tristesse, colère, dégoût, révolte. Ravissement, trop rarement. On se surprend à attendre un simple dialogue pour faire une pause.
Un message sans concessions
Alors, finalement non. On ne relirait pas ce livre. Tout au plus quelques extraits. Trop dangereux. Trop dérangeant. La version moderne de cet Art français de la guerre commence dans le maquis, se poursuit dans les colonies, l’Indochine puis l’Algérie. Vingt longues années. On pense que c’est terminé et pourtant cela fermente encore, dans les banlieues françaises ou même la nuit, dans une simple pharmacie. Chaque conflit sème les germes qui engendreront le suivant.
Ce livre est une dénonciation féroce et passionnée de la guerre et du racisme. Alexis Jenni en parle comme de la force et de la ressemblance. Le besoin que l’autre soit identique, et s’il est différent, eh bien, la force devient légitime pour l’éliminer. Les deux concepts mis ensemble donnent la colonisation. Et la colonisation, la France s’y est vautrée pendant longtemps. Elle s’y est accrochée, toutes griffes dehors. Elle en a été chassée violemment et a tout ravagé avant de partir.
« Mais ce qu’il aurait fallu, c’était de ne pas y aller. »
Le roman raconte ces vingt années d’étripage et de destruction.
Alors non, on ne relirait pas ce livre. Plus de 600 pages étalant l’absurdité de la pensée humaine et la laideur des actions qui en découlent, c’est long et douloureux. Même si c’est admirablement fait.
Un goût amer
La France est revenue de ses colonies sans que rien ne soit réglé. Elle a ramené dans ses bateaux la violence qui n’a rien résolu mais dont elle ne peut se passer. Elle a rapatrié des soldats en colère et des familles détruites.
Alors le spectre de la force resurgit et le pays continue de vouloir séparer les hommes selon une classification insensée. « Nous » d’un côté, « eux » de l’autre. Mais, dit Alexis Jenni, la France ne se résume pas à un espace clos, un entre-soi sans avenir. La langue commune la définit bien mieux que l’identité ou la race qui « n’existe que si on en parle ».
« La France est l’usage du français. La langue est la nature où nous grandissons ; elle est le sang que l’on transmet et qui nous nourrit. »
Et pourtant les contrôles au faciès se multiplient et, sous la plume de l’auteur, la France prend l’allure d’une nation pré-fasciste.
C’est un livre dur et brutal, qui semble injuste pour le pays des lumières si l’on ignore ce dont il est capable. Je me suis constamment interrogée sur l’intérêt de ne montrer que le côté obscur de la situation actuelle, sans jamais en mentionner le moindre aspect porteur d’espérance ou même d’humanité. Et puis j’ai pensé à une mise en garde : Attention ! Voilà ce que « l’Art français de la guerre » peut générer lorsque l’on lui laisse libre cours. Voici toutes les horreurs qu’il peut produire. Et cela couve toujours… Ce livre a suscité de nombreuses réactions hostiles ou, à l’inverse, enthousiastes. Quoi qu’on en pense, il a le grand mérite de faire réfléchir son lecteur. Et sans doute était-ce là l’objectif majeur de son auteur ?
L’Art français de la guerre est pour vous si :
Vous aimez les écrivains engagés ;
La période de décolonisation est restée très confuse pour le collégien que vous étiez et vous aimeriez en savoir plus ;
Vous ne craignez pas les pavés, sous toutes leurs formes.
Difficulté de lecture : ***
Le petit plus : Victorien Salagnon n’est pas seulement soldat. Il peint et a accumulé des centaines de dessins, des scènes de guerre et de repos. Alexis Jenni décrit aussi l’art de peindre, dans son caractère universel et salvateur.
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L’Art français de la guerre, Alexis Jenni Editions Gallimard, 2011 ISBN : 978-2-07-013458-8 632 pages Prix Goncourt en 2011
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